La petite pousse du doute

Cadet a le don, comme la majorité des enfants, d'aller chercher chez l'adulte tout un tas de réactions émotionnelles. En cela, il est parfaitement ordinaire. Il sait nous faire rire, nous attendrir, nous inquiéter, nous attrister, nous mettre en colère, nous épater, nous donner envie de déplacer des montagnes ou de renoncer, bref, c'est un enfant.

Un jour, je ne sais plus ce qu'il a fait, il devait avoir 3 ou 4 ans, et cela a déclenché, chez moi, tout mêlé colère et tristesse. J'étais à la fois blessée et furieuse. Alors naturellement, je me suis fâchée, sans doute un peu fort, avec la larme pas loin du coin de l'oeil. La plupart des enfants ont, dans ce genre de situation, eux aussi une réaction émotionnelle. Ils crient aussi, pleurent, s'enfuient, etc.

Pas Cadet. Cadet, lui, m'a regardée avec l'air de perplexité le plus effaré dont je me souvienne, avec par dessus comme un voile. Le connaissant bien, je voyais bien que son incompréhension était totale, et pourtant les traits de son visage étaient très peu mobiles. Ce mélange et cette interrogation complète m'ont fait l'effet d'une douche froide. Moi qui était en pleine réaction, cela m'a arrêtée net. Brutalement, j'ai compris qu'il ne comprenait pas.

Mince alors.

Alors je me suis calmée en quelques secondes, je l'ai fait venir sur mes genoux, et je lui ai expliqué l'enchaînement entre ses actions et mes sentiments, en nommant tout, de la façon la plus détaillée possible, dans l'état dans lequel j'étais. Il a compris. Ce qu'il ne pouvait cerner avec ses perceptions, mes explications lui en ont donné l'accès. Il est alors devenu beaucoup plus empathique, et nous avons pu nous apaiser ensemble.

A partir de ce moment là, j'ai développé une vigilance à cet aspect là: Cadet ne perçoit pas nos émotions comme tout le monde. Il voit bien qu'il se passe quelque chose, mais quoi? A force de travail, il se construit un répertoire. Il apprend, et reconnaît un nombre important de situations. C'est toujours plus facile quand il a déjà rencontré le cas, et quand l'émotion est simple. Mais ça ne fonctionne pas à tous les coups. Il repère de mieux en mieux les émotions, mais peut se tromper un peu, ou ne pas se tromper mais ne pas comprendre pourquoi. Pourquoi quand il observe, factuellement "Il pleut", cela déclenche-t-il très peu de réaction ou, au contraire, cela provoque-t-il réactions et actions? S'il ne fait pas le lien avec les projets (à l'intérieur ou dehors), cela n'a pas de sens!

Plus tard, j'ai compris que cette difficulté avec les émotions de l'autre, mais aussi avec les siennes propres, étaient assez caractéristiques d'Asperger. Souvent, j'ai l'impression qu'il sent bien, mais qu'il ne comprend pas ce qu'il sent. A d'autres moments, j'ai l'impression qu'il est totalement hermétique à nos émotions. Parfois il se sent mal, mais ne sait pas pourquoi. Nous devons alors chercher ce qui peut le mettre dans cet état, faire des propositions. Avec l'expérience, il sait répondre si c'est cela ou si c'est une fausse piste. Maintenant, il lui arrive parfois de savoir de lui-même ce qui se passe. Pas toujours, mais ça vient.

J'ai aussi observé que lorsqu'on lui explique, il est au moins aussi empathique que qui que ce soit; quand il reconnaît une situation, il va même l'être spontanément. Par exemple, au fur et à mesure des années, il change vis-à-vis de sa petite soeur. Il s'est beaucoup plaint de ses cris, de ses pleurs. Et petit à petit, il est devenu plus bienveillant, l'aidant, la guidant, lui apportant des choses dont elle avait besoin, assez serviable, lui donnant parfois plus d'explications qu'elle n'en demandait. Tout n'est pas rose entre eux, mais cela évolue.

Il arrive parfois qu'au petit déjeuner, Cadet se lève de mauvaise humeur (je ne dirais pas du bon pied, cela lui paraîtrait absurde qu'on se trompe de pied pour se lever); il fait souvent une halte sur le canapé, lance des regards noirs aux alentours, proteste quand on le déloge pour qu'il vienne à table et, une fois arrivé à destination, se fâche si on le regarde. Surtout si ses soeurs le regardent.Et quand il râle et traîne des pieds, forcément, tout le monde le regarde. Aînée a fini par ne plus avoir ce genre de problème avec lui, car le plus souvent elle arrive avant et mange si vite qu'elle est repartie alors qu'il est à peine arrivé. Et ces jours là, ça n'est pas si mal, car ils sont en général assis face à face! Benjamine, elle n'a pas (encore?) cette rapidité. Il s'ensuit donc certains matins des scènes à base de "Mêêêê!!!! Elle me regarde!!!!" avec force éclairs dans les yeux. En général, Benjamine est désarçonnée, et ne sait pas comment sortir de l'impasse. Il est arrivé qu'il faille les isoler l'un de l'autre pour sortir du blocage. La dernière fois, Benjamine, totalement perdue, m'avouait ne plus savoir où regarder! Et, pour la 1ère fois, Cadet a eu une initiative pour sortir de là: il a posé entre sa soeur et lui une boite de céréales, pour faire écran. J'en aurais pleuré. Cadet était sorti de lui-même de sa mauvaise humeur, et il avait inventé une solution pour soulager sa soeur. Wahoo.